«  En Afrique, le Qatar a piloté le plus vaste programme de scouting au monde »

Nous vous faisons partager l’interview réalisée par nos confrères de SOFOOT du journaliste Sebastian Abbot a enquêté sur Football Dreams, un programme de détection de jeunes talents qui aurait observé environ 5 millions de joueurs, en Amérique du Sud, Asie du Sud-Est, mais surtout en Afrique, de 2007 à 2016

Sebastian, en premier lieu, est-ce que vous pouvez nous expliquer en quoi consistait le programme Football Dreams ?
Via l’initiative Football Dreams, le Qatar avait mis en place le plus grand programme de scouting du monde. Il a sondé et évalué des millions de joueurs. C’était un gigantesque processus de recrutement. En Afrique, il a d’abord été implanté dans sept pays – dont le Sénégal, le Ghana et le Nigeria -, puis dans douze. Il impliquait autour de 6000 recruteurs locaux, chapeautés par des scouts professionnels mandatés par l’académie qatarie Aspire. Ces scouts tournaient de pays en pays, et supervisaient les essais à l’échelle locale.

Pourquoi avoir consacré un livre à cette initiative ?
En 2007, je bossais pour Associated Press au Caire. Là, je vois une publicité à la TV qui montre cette nouvelle académie sportive au Qatar, Aspire. Je suis un dingue de foot, donc forcément, je suis intrigué. Je fais des recherches et je vois qu’ils ont aussi commencé ce programme, Football Dreams, en Afrique. Puis, en 2008, je suis allé au Qatar, quand la première promotion de joueurs africains détectés par Football Dreams s’est rendue à Doha. J’ai écrit un article sur le sujet pour Associated Press. Ensuite, j’ai convaincu Aspire qu’ils devraient me laisser faire un livre sur le sujet, que c’était une super histoire. Ils ont mis du temps à me donner leur accord, mais ils ont été très coopératifs au départ. Cependant, plus ça avançait, plus ils ont essayé de me bloquer l’accès aux informations adéquates… Je crois qu’ils pensaient que mon livre ne serait qu’un communiqué de presse géant. Quand ils ont découvert que j’étais un journaliste indépendant, ils ont vraiment fermé les écoutilles. J’avais cependant assez de matière pour écrire ce qui me semblait nécessaire.

Comment fonctionnait ce programme de scouting et de recrutement, alors ?
D’abord, les joueurs étaient observés et jugés dans leurs clubs de proximité. Les plus talentueux devaient ensuite passer des essais centralisés dans la capitale du pays concerné. Ensuite, ceux qui étaient considérés comme les plus prometteurs étaient sélectionnés pour être formés à Doha, au sein de l’académie Aspire, jusqu’à leur majorité. D’autres ayant tapé dans l’œil des recruteurs, mais jugés potentiellement moins forts avaient l’opportunité de se former dans une académie basée au Sénégal, à Thiès.

Comment l’initiative a-t-elle vu le jour ?
Elle a été largement imaginée et pilotée par Josep Colomer, un ancien membre de la cellule recrutement du FC Barcelone. Colomer était allé au Sénégal observer des joueurs quand il était encore scout au Barça et il avait été époustouflé par la qualité des joueurs là-bas. Il s’est dit qu’il y avait une mine d’or de talent inexploité en Afrique. Quand Colomer a commencé à bosser pour Aspire au milieu des années 2000, il a vite présenté son projet de recrutement africain au cheikh Jassim ben Hamad ben Khalifa al-Thani, qui est responsable du programme Aspire. Ce dernier a tout de suite été convaincu, et Football Dreams a été lancé en avril 2007.

Quels étaient les objectifs prioritaires de Football Dreams ?
C’est assez évident. Je pense que leur but originel était de former, puis de naturaliser des joueurs pour l’équipe nationale qatarie.

Pourtant, on n’a pas observé de phénomène massif de naturalisation de joueurs, au sein de la sélection qatarie…
Effectivement, parce que la FIFA a tué dans l’œuf l’objectif de Football Dreams. Avant, il me semble que vous pouviez naturaliser un joueur, tant qu’il avait passé deux ans dans son pays d’adoption. Mais en 2008, la FIFA a modifié le règlement. Il stipulait désormais que les joueurs devaient rester cinq ans dans un pays après leurs 18 ans, pour y être naturalisé. Or les joueurs formés par Football Dreams voulaient évoluer en Europe après leur majorité, pas s’éterniser au Qatar. Finalement, la sélection qatarie n’a jamais pu vraiment profiter de ce projet.

Pourquoi ne pas avoir mis fin à l’initiative Football Dreams dès 2008 ou 2009, alors ?
Football Dreams est vite devenu un projet de relation publique, avec l’idée de montrer que le Qatar avait mis en place une initiative présentée comme humanitaire en Afrique. Le Qatar se donnait aussi la possibilité de découvrir de grands talents, peut-être même le nouveau Messi, ce qui aurait pu faire rayonner l’image du pays à l’international. De plus, on parle ici d’un programme très onéreux et ambitieux : le Qatar avait déjà misé beaucoup d’argent pour implanter des processus de recrutement et construire des infrastructures adéquates. Enfin, il faut souligner que Football Dreams œuvrait dans des pays dont étaient originaires un certain nombre de membres du comité exécutif de la FIFA de l’époque. Ça n’a sans doute pas nui à la décision d’attribuer le Mondial 2022 aux Qataris.

Football Dreams n’est cependant plus opérationnel depuis 2016. Que s’est-il passé ?
À l’époque, le prix du gaz naturel – la source de revenu majoritaire du Qatar – avait chuté, et le programme n’était pas assez rentable stratégiquement pour Aspire. Il a donc été arrêté. Le but initial de l’initiative, à savoir la naturalisation, n’était pas réalisable et les autres versants du programme n’ont pas atteint les objectifs initiaux.

C’est-à-dire ?
Josep Colomer, l’une des têtes pensantes du projet, pensait qu’il allait trouver les prochaines stars du foot mondial en Afrique. Il estimait que Football Dreams permettrait à la moitié des joueurs africains formés par Aspire de devenir professionnel. Pour vous donner un ordre d’idée, c’est un pourcentage de réussite 50 fois supérieur à celui des centres de formation anglais

Comment Colomer a-t-il pu fixer des objectifs aussi irréalistes ?
Je pense qu’il n’avait pas d’expérience concrète du scouting en Afrique. Il n’avait pas du tout réalisé à quel point la falsification de l’âge est un problème là-bas. J’ai pu parler avec un ex-scout de Manchester United, Tom Vernon, qui a fondé une académie au Ghana qui s’appelle Right To Dream. Cette structure est considérée comme un des meilleurs centres de formation de l’Afrique de l’ouest. Il m’a dit que déterminer l’âge des joueurs est le plus gros défi, quand on fait du repérage de joueurs en Afrique. Selon lui, si vous n’avez pas une solide expérience dans ce domaine, vous ne pouvez pas y arriver, quelque chose va foirer.

Colomer s’est donc fourvoyé dès le départ ?
En un sens, oui. Quand il est allé au Sénégal la première fois, il était sidéré. Il s’est dit : « Ces gamins sont juste incroyables, meilleurs que ceux qu’on a au Barça. » Ce qu’il n’avait pas compris, c’est qu’il pensait regarder des gosses qui lui disaient avoir 12-13 ans, alors qu’un certain nombre d’entre eux avaient 3 à 5 ans de plus. Il est impossible de juger un joueur correctement, si vous ne mettez pas ses performances en relation avec son âge. Il a surévalué le niveau de ces joueurs.

Football Dreams a déployé beaucoup de moyens en Afrique. N’était-il pas possible de contrôler plus rigoureusement l’âge des joueurs ?
Non, ce n’est pas si facile. Les documents sont falsifiés, les gamins mentent, les parents aussi, les coachs locaux, pareil. Et c’est compréhensible, ils veulent donner à ces joueurs une opportunité. Ce n’est pas toujours évident de déterminer l’âge des joueurs, mais avec la pratique, vous pouvez identifier les questions et facteurs qui permettent de se faire une idée : j’ai passé du temps avec les amis de certains enfants sélectionnés par Aspire. Quand un des amis d’enfance du joueur a 30 ans, alors que le joueur dit en avoir 21, bon, on se dit qu’il y a un truc qui cloche. Mais il faut creuser, oui, sinon on ne trouve rien de probant.

Peu de joueurs formés par Football Dreams ont pu vraiment percer au très haut niveau professionnel. Pourquoi ?
Il n’y a pas que les estimations hasardeuses sur l’âge des joueurs qui peuvent expliquer cet échec. L’un des buts de Football Dreams était aussi de confronter les jeunes footballeurs qataris à des joueurs africains compétents. Quand Aspire a été créé, ils ont passé en revue tous les gamins au Qatar qui jouaient au foot. Il y avait quelques éléments locaux intéressants chaque année, mais ils n’avaient aucune concurrence digne de ce nom. Les joueurs recrutés par Football Dreams, du moins ceux qu’on avait fait venir à Doha pour parfaire leur formation, étaient censés résoudre le problème. A contrario, il s’est avéré que les joueurs africains formés au Qatar n’étaient, eux, pas confrontés à une concurrence satisfaisante, pour qu’ils puissent se dépasser et progresser réellement. Les joueurs qataris n’étaient simplement pas de leur niveau.

D’ailleurs, quand la première promotion de joueurs formés par Football Dreams achève sa formation, Aspire est bien embêté…
Ils n’ont pas vraiment pensé à leur stratégie en amont. Ils pensaient que ces gamins seraient tellement bons qu’à la fin de leur formation à l’académie, des équipes professionnelles allaient se battre pour les recruter. Ça ne s’est pas passé comme ça, évidemment.

Donc quand le Qatar rachète le club belge d’Eupen, en 2012, c’est pour trouver un débouché à tout ce beau monde ?
Exactement. Le KAS Eupen évoluait en D2 à l’époque et était proche de la faillite. Doha a résolu le problème et fait venir une quinzaine de joueurs africains formés par Aspire, pour qu’ils évoluent en équipe première. On peut parler de choc des cultures. J’ai passé beaucoup de temps à Eupen, c’est une petite ville de 20 000 habitants, tout le monde connaît tout le monde, les locaux avaient l’habitude de boire des bières avec les joueurs du club après le match. D’un coup, ce n’était plus possible.

Est-ce que l’achat d’Eupen a été un succès pour le Qatar ?
Ce n’était pas une mauvaise idée. Le club est même remonté en D1 en 2016. Mais en réalité, ça n’a pas marché comme ils voulaient. Eupen n’a pas pu être une plateforme pour les joueurs de l’académie, jouer là-bas ne leur a pas permis de parvenir à évoluer dans des clubs de standing supérieur. Qui sait, les Qataris vont peut-être lâcher le club après le Mondial 2022… Ça n’a plus vraiment de sens pour eux d’investir en Belgique.

Même sans pouvoir naturaliser à tour de bras, le Qatar a désormais une sélection qui tient la route sportivement, non ?
C’est certain. Ils ont gagné la Coupe d’Asie 2019 et n’ont pas été ridicules lors de la Copa América, où il étaient invités, cette même année. Ivan Bravo, qui est à la tête d’Aspire, est un ancien cadre du Real Madrid et fait de l’excellent boulot. Le Qatar a investi beaucoup d’argent dans Aspire pour former les joueurs de l’émirat. Football Dreams n’était vraiment qu’une initiative parmi d’autres. Ils ont fait venir des tas d’équipes européennes pour affronter les joueurs qataris ces dernières années, des entraîneurs et formateurs européens ont encadré les joueurs locaux… Je ne suis pas surpris qu’ils se soient autant améliorés.

Quel bilan peut-on faire de l’initiative Football Dreams ?
Je ne pense pas que tout soit blanc ou noir. Les gérants de Football Dreams en avaient quelque chose à faire de ces gamins, ils voulaient vraiment les voir réussir. Bon, ils ont fait des erreurs. Surtout, ils n’ont pas pu mettre en place un processus de naturalisation et ils n’ont pas produit une génération de superstars africaines non plus. Enfin, le Qatar a présenté l’ensemble comme un projet humanitaire, mais à ce niveau-là, ça n’a définitivement pas réussi : ils ont dépensé beaucoup d’argent sur quelques gamins et la plupart d’entre eux n’ont pas réussi dans le football européen. On ne va pas se mentir : je pense que si vous voulez créer un véritable programme humanitaire, vous ne mettez pas en place un truc comme Football Dreams. Globalement, on ne peut pas dire que le programme a été un succès.

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